Journées du Patrimoine 2012

COMPTE RENDU DE LA VISITE

L’ancienne forteresse d’Acquin

Sur les traces du patrimoine caché (thème national 2012), nous sommes allés jusqu’aux confins de l’Ardrésis en terres autrefois espagnoles, pour découvrir dans le vallon d’Acquin une propriété récemment rénovée injustement appelée ferme fortifiée. Nous avons disposé d’un outil incomparable pour comprendre et retracer l’histoire de ce bâtiment : la thèse d’architecture militaire de François Bisman. Les propriétaires actuels ont eu l’extrême obligeance de nous la confier.

Origine : un contexte historique particulier.

Au Moyen-Âge notre région est ravagée par des guerres. La plus importante est la guerre de Cent Ans, , qui fait tomber sous domination anglaise Calais et sa région : le Pale (1347). Cette terre sert de base pour de nombreuses incursions guerrières des Anglais en France. Or Acquin se trouve sur un des axes privilégiés pour les raids dévastateurs. L’église du village est brûlée en 1359, les alertes sont nombreuses, les habitants sollicitent les moines afin d’obtenir protection.

L’abbé et les moines de Saint-Bertin, et conjointement les habitants d’Acquin, adressent au roi Charles VI une lettre demandant l’autorisation de faire une construction qui permette de protéger à la fois la population, le bétail, les récoltes du village (le texte indique que « les fondements d’icelle tour » sont commencés).

Cette demande est connue par la lettre datée du 13 mai 1412, adressée par le roi au prévôt de Montreuil pour lui demander de vérifier le bien-fondé de la requête. Le roi n’ayant reçu aucune réponse, le prévôt est rappelé à l’ordre deux ans plus tard. Après avoir convoqué sur place les chevaliers et escuiers locaux pour enqueste, en 1415 il donne au roi un avis très favorable. Les travaux ont été terminés fin 1415 ou début 1416, car le duc de Bourgogne Jean sans Peur, dans une lettre d’octobre 1416, donne l’autorisation aux solliciteurs d’installer une garnison (un capitaine et un lieutenant) « dans la dicte tour, maison et fortification d’icelle ».

L’édifice : une forteresse datée de 1412 – 1416.

F. Bisman a fait une reconstitution de l’édifice.

La tour maîtresse : de plan rectangulaire (14m x 9,9m), elle s’élève sur trois étages, avec des murs épais (0,73m), et dispose dans un angle d’un puits de 23 m de profondeur. Les tours B et C, sur plan rectangulaire prolongé d’un demi-cercle, s’accrochent à la courtine en formant un angle de 45°.
Les courtines D, E, F (1 m d’épaisseur) délimitent un espace où pouvaient se réfugier la population et le bétail en cas d’attaque. La courtine D, face au cimetière et à la place du village, dispose de trois canonnières, et donne accès au château par une porte relativement petite (peut-être une simple poterne).

Tour B et courtine D, vue du cimetière et de l'intérieur

Les embrasures de tir : on en a relevé treize, dont dix en forme d’étrier (ci-dessous). Elles sont repérables à la couleur ocrée de l’oolithe provenant de Marquise, pierre plus résistante que la craie locale, tirée des carrières d’Elnes et de Wavrans, utilisée pour le reste de l’édifice.

S’il le fallait encore, le fossé atteste lui aussi la vocation défensive de l’ensemble.

L’évolution : une construction qui change de vocation.

Après la reprise du Pale en 1558 par le duc de Guise, Acquin est toujours sous domination espagnole (en rose sur la carte), proche de la frontière avec le royaume de France. Mais avec le temps et l’affaiblissement de l’Espagne, la vocation défensive de la forteresse s’avère de moins en moins utile.

En 1678, le Traité de Nimègue permet à Louis XIV de récupérer l’« Artois réservé » dont fait partie Acquin, qui redevient française.

Dès lors la forteresse est transformée en ferme. La courtine F est détruite, la cour est agrandie, des bâtiments à usage agricole rejoignent la rue du château, les éléments défensifs disparaissent à la faveur des transformations ; le tout ressemble à une ferme « de plan carré » datant essentiellement du XVIIIème. Possession de l’abbaye de Saint-Bertin, à la Révolution la propriété est vendue à des particuliers comme bien national, le 12 février 1791.

Sa fonction est devenue agricole. Le temps a effacé le souvenir de l’origine militaire… d’où le titre choisi par F. Bisman pour sa thèse : « Une forteresse monacale oubliée ».

Sur le plan cadastral de 1824 (en surimpression) apparaissent en rouge plein les éléments correspondant à la forteresse. Le trait pointillé rouge est l’ancienne courtine F arasée mais de nouveau marquée au sol par les graminées plantées comme repères par les nouveaux propriétaires. En vert, les bâtiments construits entre le XVIIIème et le XXème siècles (on peut remarquer l’absence de la ferme datant du début XXème, qui se trouve actuellement de l’autre côté de la rue).

Par la porte cochère on voit l'emplacement de l'ancienne courtine F matérialisé par un rang de graminées

Ce fut un plaisir partagé par tous que de pouvoir observer, de la cour intérieure, l’ensemble des bâtiments restaurés. L’aménagement de l’espace par les propriétaires, dont l’un est jardinier-paysagiste, apporte une note très originale à la mise en valeur. La tour B couronnée du pigeonnier, les embrasures de tir, les granges, le bassin, l’habitation… ont beaucoup intrigué et intéressé notre groupe.

Vue panoramique depuis la tour : la cour intérieure, la courtine F, la base de la tour maîtresse.

Francine Thorel

HISTOIRE DU BÂTIMENT

Au cœur de ce village, situé dans une région de fortes collines, au creux d’une dépression arrosée par le ruisseau d’Acquin, affluent de l’Aa, on remarque à proximité de l’église un long mur percé de meurtrières, reliant deux bâtiments parallèles. Les maçonneries, faites d’une pierre crayeuse d’assez bonne qualité, sont renforcées de grès ou de silex taillés pour les soubassements, de calcaire coquillier de couleur jaunâtre pour les angles et les arêtes. Il s’agit là des vestiges d’un ouvrage de défense remontant au début du XVème siècle. Possession de l’abbaye de Saint-Bertin depuis la fin de l’époque carolingienne, la seigneurie foncière et vicomtière d’Acquin le resta jusqu’à la Révolution, et c’est grâce aux chartes du monastère, transcrites à la fin du XVIIIème siècle, que l’édifice est exceptionnellement bien documenté. Au cours de la Guerre de Cent Ans, le domaine d’Acquin se trouve placé sur le passage des troupes, les armées anglaises et bourguignonnes, mais aussi des bandes armées plus ou moins incontrôlées, qui le saccagent à plusieurs reprises, en particulier en 1340 et en 1359.

Une lettre de Charles VI, adressée le 13 mai 1412 au prévost de Monstreul sur la mer, expose la requête « des religieux, abbé et couvent de Saint-Bertin, comme des manans et habitans de la ville dacquin assise en plat païs sur la frontiere des Anglois,[… qui] n’ont point de forteresse ou lieu seur… où ilz se puissent retraire ne mettre leurs biens à seureté… Les requérants souhaitent faire construire et edifier une tour et autres edifices de pierre et iceulx mettre à forteresse et defense tellement que, se guerre estoit, les dis supplians et autres du païs y pourront prendre et avoir leur refuge… et en ycelle eulx garder et defendre… Ils précisent que desjâ ont encommencié à faire les fondements d’icelle tour, mais que les travaux ne sauraient se poursuivre sans l’assentiment du roi, qui confirme son accord, sous réserve du résultat de l’enquête confiée au prévôt. Une seconde lettre, datée du 14 avril 1415, est adressée par Jehan de Contes, dit d’Esquire, garde de la prévôté, qui rend compte de son enquête et confirme que l’érection de cette tour estoit très utile et pourfitable pour le bien publique. Dans une dernière lettre, datée du 15 octobre 1416, Jean sans Peur, duc de Bourgogne, comte de Flandres et d’Artois, précise que les dictes tour et maison encommenchiées au dit lieu dacquin pour retraite et mettre a saurreté les personnes et biens du dit païs en cas déminent peril…, ont été par faites bien et convenablement, aux despens des dis suppliants. Il octroie aux religieux licence d’y tenir capitaine ou gardien, gens d’armes et de trait.

Acquin en 1610 (album De Croÿ n°23)
L’ouvrage, dont on ne trouve pas la moindre mention dans la relation des exactions commises en 1477 par les troupes de Louis XI, aurait été surpris et détruit en 1525 par les gens de guerre Franchois. Il ne dut toutefois être qu’endommagé, car la tour apparaît encore dans toute sa hauteur sur le dessin préparatoire à la gouache des Albums de Charles de Croÿ, réalisé vers 1605. Sa transformation à usage agricole entraîne au XVIIIème siècle l’agrandissement de la cour et la construction de nouveaux bâtiments. Mis sous séquestre et adjugé le 12 février 1791, il devient le siège d’une grosse ferme dont le corps d’habitation est reconstruit à quelque distance, à la fin du XIXème siècle. Vendu à la fin des années 1980 à un promoteur anglais qui ne donne pas suite à son projet de réutilisation, il est finalement acquis par Joseph Croisette et Aude Revel qui confient le projet de restauration de la tour maîtresse à M. François Bisman, architecte à Lille.
L'église et ce qu'il reste de la forteresse de nos jours.

Aujourd’hui convertie à usage résidentiel, la longue grange qui occupe le côté Sud-Ouest porte la date de 1740. Elle prolonge l’ancienne tour de défense, puissant ouvrage barlong de 14 mètres sur 10, dont les murs de 1,70 m d’épaisseur ont encore 6 à 8 mètres de haut. La tour devait abriter deux salles à chaque niveau, et celles du rez-de-chaussée étaient couvertes de hautes voûtes sur croisées d’ogives dont on voit encore les arrachements. Munies de cheminées adossées au mur de refend, ces salles étaient desservies par un escalier en vis prolongé en une guette, dont les vestiges subsistent au milieu de la face intérieure à l’enceinte. Si l’on en croit le dessin de 1605, la tour devait avoir trois à quatre niveaux et être couronnée de mâchicoulis.
Beaucoup plus modeste dans son élévation, l’enceinte comprenait plusieurs sections de courtine.

Celle du Nord-Est, la mieux conservée, rejoint une tour d’angle en fer à cheval, implantée en oblique et surmontée d’un colombier moderne, de plan carré, élevé au-dessus d’une salle couverte d’une voûte au profil surbaissé, dotée de meurtrières flanquantes. La section Sud-Est conduisait à une tour analogue, très mutilée et défigurée. Elle sert de base à un long corps d’habitation et de dépendances agricoles, construit au XVIIIème siècle. La troisième section, aujourd’hui disparue, rejoignait l’angle de la grande tour dont la porte d’entrée a été assez profondément modifiée.

L’ouvrage conserve plusieurs intéressantes meurtrières à ébrasement interne, ménagées au niveau du rez-de-chaussée de la cour qui, à l’origine, commandait nettement les terrains avoisinants. Ces embrasures de tir sont de deux types. Les premières, qui sont de fortes archères coupées par une courte barre, sont pour la plupart localisées dans la tour. Les secondes, qui s’élargissent à la base en un étrier facilitant le tir plongeant ménagées au pied des courtines de la cour-refuge, en particulier au-dessus de l’actuel cimetière.

Les unes et les autres sont adaptées aux armes de tir traditionnelles, arcs et arbalètes, plutôt qu’aux bâtons à feu et autres pièces légères dont l’usage se généralisera dans les années 1450.
Parfaitement daté, le château d’Acquin peut être considéré comme l’archétype des refuges fortifiés qui se multiplieront au XVème siècle et au XVIIème encore. Si sa tour est assez défigurée et largement découronnée, son enceinte et ses ouvrages annexes sont bien conservés, à la fois dans leur tracé, leur élévation et leurs défenses, ce qui est exceptionnel dans des régions si longtemps ravagées par les guerres.

« Le château d’Acquin, une forteresse monacale oubliée », François BISMAN, Centre des Hautes Études de Chaillot, 2001.
Directeur de thèse : Nicolas Faucherre.

Panorama de la forteresse depuis le centre de la propriété, en 2012